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La fatigue du script

Feb. 1, 2023, 11:43 a.m.  –  par Rouzbeh Shadpey

Ce projet a été réalisé dans le cadre de la résidence d'écriture en collaboration avec la revue cigale. Traduction Alexandre Piral.

Le script apparaît comme le véhicule parfait pour l’expression précise de l’usure, et peut-être même le seul. Si j’ai appris quoi que ce soit de l’expérience chronique de la fatigue, et de la recherche étendue à son propos dans une variété de disciplines, c’est que la fatigue se cristallise dans des l’interstice des gens, dans leur être fragmenté. Seule ou accompagnée, la fatigue est toujours un dialogue (ou, dans le cas de la psychanalyse, un monologue pour deux).

On dit qu’avant d’abolir l’asile, une des premières interventions réformistes du métapsychiatre italien Franco Basaglia a été d’offrir des miroirs à ses prisonniers. Parfois, un reflet peut tenir lieu d’autotémoignage, et agir comme un baume précieux dans le temps long du combat pour la libération.

Usure, douleur, affliction : voici des conditions qui, tout en vidant simultanément la distance entre le soi qui souffre et l’autre, nécessitent la reconnaissance tacite de cet autre. Leur solidarité mutuelle. Certain-e-s appellent cela le soin. Pour d’autres, c’est la différence entre un vide aride, mépris pour du rien, et un vide depuis lequel l’usure pourrait parler; le discours vide de l’usure elle-même. L’interlocuteur de l’épuisement – honorant son appel par l’écoute, ou peut-être sa simple présence – devient un miroir, reflétant au sujet épuisé ses conditions d’existence.

 

DISTRIBUTION

 

Personnage 1

une polyphonie de :

l’usé, l’épuisé, le fatigué

le patient, l’analysé, l’énonciateur

l’hystérique, la femme, l’hypocondriaque, le fou?

le non diagnostiqué, l’inguérissable, l’incurable

l’entre-deux, l’indifférent, le neutre

le cas, l’exception, la limite, le syndrome

le sujet du manque

le symptôme

l’informe

 

Personnage 2

une monophonie de :

l’analyste, l’arbitre, l’écoutant

 

Personnage 3

l’audience, ce qui signifie :

le docteur, le psychiatre, le juge, le bourreau

 

SCÉNOGRAPHIE

"... Ils conversent côte à côte et pourtant aucune conversation ne prend place. Face à face, sans se connaître l’un l’autre, ne vivant pas à la même époque, n’ayant jamais parlé la même langue… Chacun agit telle une surface sur laquelle l’autre pourra être distingué plus clairement."

– Anne Carson, Economy of the Unlost, 1999

"Ils s’assoient, séparés par une table, tournés non pas l’un vers l’autre, mais créant autour de la table qui les sépare un intervalle assez large pour qu’une autre personne puisse se considérer comme leur réel interlocuteur."

– Maurice Blanchot, L’Entretien infini, 1969

“La psychanalyse n’est ni un dialogue, ni un monologue, mais bien un monologue pour deux personnes censé déployer l’identité de l’une d’entre elles.”

– Aaron Schuster, Impossible Professions, and How to Defend Them, 2017

 

Une pièce dans un lieu non spécifié . Un moment entre la fin de l’histoire et la fin du monde. Le personnage n’est pas en analyse, mais la nature de la fatigue est de rendre analytiques toutes ses rencontres.*1

 

CARACTÉRISATION – Personnage 1

 Le personnage est un mystère, une énigme, une charade. Son identité n’est pas fixée, reflétant l’informe de sa condition. Il résiste à sa fixation. Il cherche à s’accrocher à des modes d’existence plus provisoires (il était dans un état – ou plutôt, il était en état dans un État – mais il ne savait dire lequel. C’était sans importance. État de panique, état de confusion, état de choc… toutes des tautologies). Il était simultanément le sujet médicalisé d’une maladie inexpliquée, l’hystérique (et historiquement) féminin, le sujet usé de l’Histoire, le sujet de la psychanalyse et de la science psychanalytique elle-même (une science à bout de souffle en dénouement perpétuel), l’incarnation de l’expérience limite, et un syndrome en train de se faire. Sa présence pose et à la fois répond de manière préventive à la question : “Qui sont les épuisé-e-s*2?”

Son affect oscille entre le lustre dissociatif de la belle indifférence de l’hystérique et les obsessions corporelles neurotiques de l'hypocondriaque. Il est accusé par son thérapeute de narcissisme, de se complaire dans ce qu’il a d’inconnaissable. Son symptôme est compris comme l’expression du désir réprimé d’être unique, se manifestant à travers la maladie, se manifestant comme maladie (même dans la maladie, il se distinguait). D’autres au penchant moins psychanalytique le considèrent plus comme un être malingre avec ou sans la dignité de la connaissance de soi, un descendant direct du fictif baron de Münchausen. Tout cela l’amuse, il se dit : “si seulement ils savaient combien paye par mois l’assurance invalidité.”

Son attitude face aux professionnel-le-s de la santé passe de la haine à la pitié en passant par le mépris. Il se sent supérieur à eux grâce à sa compréhension fine des pathologies du corps et de l'esprit, qu'il a acquise en sublimant l'expérience de la maladie par un large éventail de lectures médicales et philosophiques sur la fatigue. Il trouve “un étrange réconfort à utiliser [son] corps pour signifier l'ignorance même de l'Autre scientifique, qui cherche en vain la cause de [son] mal*3”.  Cependant, quelles que soient les apparences qu'il maintient, ses manifestations de confiance maladive sont criblées de doutes : même dans ses affres, la lassitude lui échappe, compromet sa foi perceptive et fait de lui un narrateur peu fiable. Ses tentatives de phénoménologie échouent systématiquement. La fatigue défait la subjectivité qu'il lui faudrait pour pouvoir en faire l'expérience.

Il oscille entre les désirs contradictoires d'à la fois pathologiser et dépathologiser la fatigue, c'est-à-dire de dépathologiser le patient fatigué en déplaçant sa maladie dans le champ sociohistorique pour la libérer par la subjectivité politique, ou de pathologiser le patient fatigué en reconnaissant que “la pathologie est l'endroit où l'histoire parle de sa voix la plus forte et la plus grinçante*4”.  Il croit pouvoir trouver dans la fatigue une échappatoire au magnétisme dialectique de la santé et de la maladie, mais il a du mal à s'arrêter sur la promesse de neutralité de la fatigue. Il parcourt l'Histoire à la recherche d'études de cas affirmant l'une ou l'autre de ses positions critiques, s'identifiant, avec empathie, aux hystériques des 19e et 20e siècles, aux patients révolutionnaires du SPK*5, aux Nord-Africain-e-s possédé-e-s et spirituellement fous et folles*6, à l'ensemble croissant de personnes atteintes de COVID long, etc. Il veut les rassembler tous et toutes sous le couvert de l’épuisement. Il est convaincu que l’épuisement est leur vérité commune, que l’épuisement les libérera.

Et pourtant, il croit ne pas mériter, être indigne d’une fatigue distillée avec précision à partir des corps usés des travailleurs et travailleuses à l’aube de la Révolution industrielle, leur énergie dépensée. Il sent le poids de l’entropie peser sur lui, une histoire de dépense énergétique qui a, depuis des siècles, navigué les espaces entre la fatigue, le corps énergétique, les biais inconscients et le soleil. Il se croit être une aberration des lois universelles, particulièrement la deuxième loi de la thermodynamique. Il fantasme sur les réserves énergétiques qui dépérissent, s’identifie aux machines et à leurs pertes calculables. Il fantasme sur la chaleur. Trois fois par jour, avec la rigueur d’une prière, il se repent auprès du soleil, offre ses excuses pour s’être moqué de sa générosité. La fatigue l’a rendu allergique au soleil et à son cadeau énergétique (bien sûr, il y réfère encore comme à un cadeau même s’il est établi depuis longtemps qu’il vit dans une ère de dette solaire). Pour se libérer, il lit Levinas et Bataille. Il comprend maintenant la fatigue de manière non dialectique, comme la plénitude du vide : ce qui pourrait épuiser toute action afin de reconstituer le germe dont toute action est issue. L’épuisement était devenu pour lui synonyme de l’abolition des institutions carcérales de la maladie physique et mentale, ainsi que des catégories épistémologiques et historiques qui, pendant des siècles, avaient donné l'illusion de leur séparation. Il imagine une clinique à la taille du monde qui abriterait une science psychanalytique digne de ce nom. Il ne demande plus à en finir avec la fatigue, mais à être "reconduit dans une région où il serait possible d'être fatigué*7." Il avait donné à sa vie le nom de fatigue... mais une crainte demeurait. Il ne pouvait se débarrasser de la peur que, si la révolution se produisait – quand la révolution se produirait – il serait trop fatigué pour y participer.

 

 ÉTUDE SCÉNIQUE 1

 Une femme sans diagnostic

La plupart des personnes ayant lu Clarice Lispector viennent à penser qu’elle est une mystique ou une voyante, mais je crois simplement qu’elle avait un syndrome de fatigue chronique. Bien sûr, on ne l’aurait pas décrit comme un syndrome de fatigue chronique à l’époque, il y aurait eu un autre diagnostic. La souffrance des femmes a revêtu bien des noms à travers les siècles. Saviez-vous que l’hystérie a été bannie du DSM en 1980? Remplacé par le non genré “trouble de la conversion”… Conversion! Pouvez-vous imaginer? Pour une science qui ne désire rien par-dessus tout que de faire disparaître le spectre de Freud une fois pour toutes, d’éradiquer le concept au cœur de sa psychanalyse et en faire un simple récit dans leur bible diagnostique – cela est pour le moins ironique. Il semblerait que même le DSM a le sens de l’humour.

Pourquoi Lispector était-elle fatiguée? Parce qu’elle écrivait, évidemment. Cela était en fait la conséquence de sa fatigue, et non sa cause. La fatigue se manifeste le plus urgemment dans son obsessive préoccupation pour la forme, ce qui revient à dire son insatiable désir à muer. Lisant La passion selon G.H, je me souviens avoir pensé : “C’est une femme sans diagnostic!” Les indices sont partout, je vous assure. Ils flottent à la surface [du texte], pas besoin de creuser.

Je me souviens avoir lu un jour, dans un ouvrage de phénoménologie, sur le concept appelé la foi perpétuelle. Sa revendication est humble. On ne doute pas de la réalité de nos sens, seulement leurs objets. Par exemple, on ne se questionne jamais à savoir si l’on voit, mais seulement ce que l’on voit. La capacité de vision n’est pas, a priori, mise en doute. Je suppose que, comme la plupart des choses, cela a à voir avec l’expérience cartésienne. Nous sommes les héritiers du doute hyperbolique et des hommes flottants. Jusqu’à ce que l’on soit épuisé, s’entend. J’en suis venu à comprendre que c’est dans la nature de la fatigue de faire s’effondrer la séparation que crée la foi perpétuelle. Car il se trouve que le patient fatigué qui s'interroge sur l'objet de sa lassitude a une mauvaise surprise... la lassitude n'a pas d'objet ! Interroger sa lassitude, c'est donc toujours interroger la réalité de ses sens, c'est-à-dire sa santé mentale.

“Est-ce que quelque chose m’est arrivé et que, ne sachant pas comment le vivre, je l’ai vécu comme quelque chose d’autre?” demandait Lispector en 1964. Sa question est celle de tous les hommes et femmes épuisé-e-s qui, longeant l’abysse entre la psyché et le soma, cherchent de nouvelles formes dans lesquelles vivre et mourir.

 

ÉTUDE SCÉNIQUE 2

Cage à la clinique

Son organe de parole est bruyant et dérangeant, déversant dans son corps son inconscient, le punissant pour des mots qu’il n’a pas à propos de choses qu’il ne peut connaître. Les jours où le vacarme est à son paroxysme, il se retrouve à puiser dans sa réserve de phrases fatiguées. Le ton de sa voix est à la fois apologétique et confessionnel. La pénitence est son horizon :

Épuisé à mort, complètement épuisé

Je suis juste mort

Non, je ne crois pas, je viens de

Je m’allonge!

Le travail c’est le travail, j’ai dormi 12 heures, pas de cauchemars

Sans rêves non plus, juste

Il faudrait mieux que je me repose

Tu as raison

Vidé, creusé…

Anesthésié

C’est dur à expliquer : comme puiser de l’eau avec un

Non, pas de douleur, juste la fatigue

Du plomb, se rassemblant dans mes extrémités

L’air se raréfie

Je n’arrive pas à sentir quoi que ce soit

Normaux, les tests étaient normaux, le médic était un flic

Rien qui ne fait mal en particulier, tout qui fait mal en général

Comme si je n’avais jamais dormi et ne dormirais jamais

J’étais si fatigué juste là, j’aurais pu mourir

Si je n’étais pas si fatigué

OK, tu me manques aussi.

“La santé, c’est la vie dans le silence des organes”, écrivait en 1936 René Leriche, un physiologiste avec un penchant pour John Cage.

 

*1 Un genre d’analyse interminable—cela est dû à l’exigence qu’impose la fatigue à celui qui l’écoute : le besoin d’écouter l’incommunicable logé dans ses symptômes, de recevoir une écoute ajustée à l’impossibilité au sein du symptôme. Voir Sigmund Freud, “Analysis Terminable and Interminable,” in The Complete Psychological Works of Sigmund Freud (London: The Hogarth Press, 1964).

*2 “Une théorie politique de la fatigue la traiterait donc comme une forme de l’avoir-refusé, sans l’acte initial de refus, quelque chose d’évité sans le geste d’évitement. Les épuisé-e-s seraient alors ceux et celles qui existent déjà dans un état de refus. Voir Jonathan Sterne, Diminished Faculties (Duke University Press, 2021), 187 (emphase originale).

*3 Andrew Skomra, “The Insufferable Symptom,” UMBR(A) 10 (2006): 5.

*4 Jacqueline Rose, “On the Universality of Madness,” dans States of Fantasy (Oxford: Clarendon Press, 1996), 109.

*5 Sozialistisches Patientenkollektiv ou Collectif des Patients Socialistes, un groupe radical dirigé par des malades, formé dans les années 1970 en Allemagne de l'Ouest, dont le cri de ralliement "transformer la maladie en arme" résume leur perspective révolutionnaire : sous le capitalisme, nous sommes tous et toutes malades. Voir chapitres 7 et 8 dans Beatrice Adler-Bolton et Artie Vierkant, Health Communism (Brooklyn: Verso, 2022).

*6 See Stefania Pandolfo, Knot of the Soul : Madness, Psychoanalysis, Islam (Chicago: The University Of Chicago Press, 2018).

*7 Maurice Blanchot, The Infinite Conversation (Minneapolis ; London: University Of Minnesota Press, 2016), xx.